En mai-juin 1968, durant des semaines hors du commun, les photographes de France-Soir sillonnent, comme beaucoup d’autres, les rues parisiennes ; avec une attention particulière pour le quartier Latin. Leurs clichés, destinés à illustrer la Une du quotidien qui les emploie et, le cas échéant ses pages intérieures, relèvent de ce genre qu’est la photographie de presse. À ce titre, ils diffèrent de ceux qui, au fil des commémorations, se sont imposés pour les images entre toutes du mouvement de mai, jusqu’à devenir des icônes. Cette disparité vaudrait pareillement s’agissant des photographies du Front populaire. Leur caractère informatif et documentaire, sans recherche « d’effet », n’exclut pas qu’au fil de ses errances, le photographe puisse s’arrêter sur l’insolite ou l’anecdotique, prêtant à sourire.
Bien que France-Soir soit un quotidien national, les quelque 24 000 clichés conservés par la Bibliothèque historique de la Ville de Paris ne concernent que la seule capitale, hormis de rares prises de vue à Renault-Billancourt ou Renault-Flins. La grève des transports ne saurait suffire à l’expliquer dès lors que cette approche étroitement circonscrite anticipe la paralysie du pays et se prolonge au-delà de la reprise. Loin d’être spécifique à France-Soir, elle caractérise, au demeurant, également les photographies conservées dans les archives des grandes agences photographiques d’alors et les Unes de la presse de province, dont tous les titres recourent, ces semaines durant, à des photographies d’agence consacrées à Paris en reléguant les événements régionaux en pages intérieures. Le primat qui est ainsi conféré à la capitale contribue à imposer une approche durablement parisiano-centrée des événements de mai-juin.
Les photographies publiées, sélectionnées parmi des milliers d’autres par la rédaction du journal, sont celles qu’elle juge les mieux à même d’illustrer sa ligne éditoriale. Leur analyse présenterait un intérêt d’autant plus grand que ce journal doit à son audience inégalée – plus d’un million d’exemplaires – d’être un puissant agent de la fabrique de l’opinion publique.
L’orientation qui prévaut ici répond toutefois à d’autres objectifs. « L’événement, écrit Michel Poivert, est ce qui fait bouger la culture jusqu’alors stable d’une représentation »[1]. Les quelque 300 photographies retenues au prix de choix drastiques qui interdisent de les exonérer de toute dimension subjective visent moins à illustrer le récit des événements qui se sont succédés deux mois durant ou la ligne éditoriale de France-Soir qu’à cerner le regard de ses photographes, confrontés à des événements multiformes, pour certains spectaculaires et inédits, qui perturbent l’espace public, mettent en jeu de nouveaux acteurs et ne relèvent que marginalement des codes photographiques qui leur sont familiers en temps ordinaire.
[1]. L’Événement. Les images comme acteurs de l’histoire, coédition Hazan / éditions du Jeu de Paume, 2007.